Logement social : sous le scandale de la SNI, celui de la Sagi

Alors que la Caisse des dépôts tarde à rendre public l'audit sur la gestion de sa filiale, la Société nationale immobilière, Mediapart lève le voile sur de nouvelles dérives qu'elle a connues, dans le dossier de la Sagi. 
Enquête sur une gestion sociale chaotique, un appel d'offres non respecté, une cession d'actifs publics à prix cassé marqué par un grave conflit d'intérêts.

Pour tenter de ne pas être lui-même éclaboussé par l’avalanche de scandales qui ternissent depuis plusieurs mois l’image de sa filiale, la Société nationale immobilière (SNI), le directeur général de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), Jean-Pierre Jouyet, a choisi une stratégie périlleuse. Alors qu'il a toujours renouvelé son soutien à André Yché, le président de cette société qui est le premier bailleur social français, il a fini par confier une mission d’audit à deux hauts fonctionnaires : Pierre Hanotaux, inspecteur général des finances, et Sabine Baietto-Beysson, du ministère du logement. A charge pour eux d’examiner les opérations réalisées par le passé par la SNI, et également par Icade, l’autre filiale immobilière de la Caisse des dépôts.

Curieuse stratégie, car Jean-Pierre Jouyet a donné le sentiment qu’il ne savait pas lui-même ce qui se passait dans sa propre maison et qu’il avait besoin du secours d’experts extérieurs pour s’en faire une idée. Cherchant surtout à gagner du temps, le directeur général de la CDC a donc confié au Figaro le 7 février que les conclusions de cette mission lui seraient « remises fin mars » – échéance maintenant dépassée –, et qu’il serait alors en mesure d’en tirer les conséquences.

De l’embauche de Thomas Le Drian, fils du ministre socialiste de la défense (lire Le logement social dans le piège des mondanités et de l'affairisme), jusqu’aux dérives affairistes de la SNI mises au jour par un rapport de la Cour des comptes révélé par Mediapart (lire Vers une privatisation du n°1 du logement social), en passant par les activités parallèles du numéro deux de la société, qui a trouvé le temps en 2012 de gérer un village naturiste dont il est le copropriétaire (lire Logement social: les affaires parallèles du directeur général de la SNI), le patron de la CDC n’a-t-il pas déjà eu l’occasion de se forger une opinion sur la pétaudière qu’est progressivement devenue sa filiale ? En vérité, les dérives qui sont intervenues ces dernières années au sein de cette société sont si nombreuses qu’il n’est pas difficile d’en découvrir de nouvelles.

Mediapart est ainsi en mesure de révéler une nouvelle affaire qui porte sur la gestion de la Société anonyme de gestion immobilière (Sagi), une société dont la SNI a pris le contrôle en 2006 et qu’elle a fusionnée en 2010 avec sa filiale parisienne. Gestion sociale chaotique, opérations financières contestables, évaluations de biens immobiliers discutables, conflits d’intérêts : la gestion de ce dossier Sagi est, à elle seule, emblématique des méthodes utilisées par les deux principaux dirigeants de la SNI, André Yché et son bras droit Yves Chazelle.

En voici les trois principales illustrations, agrémentées de nombreux documents confidentiels :

* L’absorption chaotique de la Sagi par la SNI
Notre histoire commence à la fin de 2006, quand la SNI prend le contrôle à 100 % de la Sagi, une ancienne société d’économie contrôlée à l’origine à 60 % par le groupe des Caisses d’épargne et 40 % par la Ville de Paris, et qui est devenue une société foncière spécialisée dans le logement intermédiaire (quelque 6 000 logements à Paris et en proche banlieue) et
l’immobilier tertiaire (160 000 m2), développé en partenariat étroit avec la collectivité parisienne. En 2009, le président de la SNI a toutes les raisons de se réjouir de cette acquisition, car la Sagi est rentable. Mais de surcroît, elle recèle de formidables « plus-values latentes » – de celles dont André Yché fait perpétuellement la chasse, comme il s’y est illustré dans des « notes blanches » adressées à l’Élysée, sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. C’est donc à cette époque qu’il décide de fusionner sa filiale parisienne avec son établissement francilien dont le patrimoine est éclaté jusqu’en troisième et quatrième couronnes.
Très simple à mettre en œuvre techniquement, le déroulement de cette opération, qui bénéficie au surplus d’un régime fiscal de faveur, grâce à un « rescrit fiscal » que Bercy accorde à la SNI pour faciliter l’opération, va en réalité s’avérer catastrophique.

Voici ci-dessous ce rescrit :

« Déficit de pilotage » et « manque de communication »
D’abord, avant même que le projet de fusion ne soit mis en œuvre, la direction de la SNI débarque avec fracas le directeur général de la Sagi, et embauche à sa place un « cost killer », chargé de réduire les effectifs autant qu’il est possible. Mal conduite, créant un climat social d’une extrême tension dans l’entreprise, l’opération va s’embourber et ne s’achèvera véritablement qu’un an et demi après avoir été engagée, à la mi-2010.

Alors qu’on aurait pu penser qu’une filiale de la Caisse des dépôts avait l’obligation d’être exemplaire dans la conduite de la politique sociale, la SNI se révèle être le parfait contre-exemple. Le projet de fusion ne prévoit en effet la reprise que de 126 salariés de la Sagi dans le nouvel ensemble fusionné, mais ne précise par explicitement le scénario de départ choisi pour les 19 autres salariés que compte l’entreprise. Résultat : la plupart seront progressivement poussés à la démission.

Très vite, les relations sociales se tendent. Pour finir, la SNI est contrainte de commander une expertise du cabinet Technologia, spécialisé dans les questions du travail et connu notamment pour avoir été enrôlé par France Télécom après la vague de suicides qui est intervenue dans le groupe.
Lors d’une première réunion, le 2 novembre 2009, le Comité d’entreprise de la Sagi refuse ensuite de se prononcer sur la fusion. Lors du comité d’entreprise suivant, le 15 décembre 2009, le nouveau directeur général de la Sagi est même contraint d’admettre – c’est consigné au procès-verbal – un « déficit de pilotage » du projet dont il « assume la responsabilité », ainsi qu’un « manque de communication ».

Enfin, à la fin du mois de décembre de la même année, les résultats de l’enquête du cabinet Technologia sont bouclés. Ils sont sévères et mettent en cause la politique sociale conduite par la direction :
« L’intervention au sein de la Sagi a permis de diagnostiquer une souffrance au travail, qui apparaît sous la forme d’atteintes psychologiques (…) Dans ce contexte, les possibilités d’entraide et de coopération entre les salariés et l’éventuel soutien de la hiérarchie apparaissent très limitées. Des conséquences néfastes en terme de santé au travail sont alors inévitables et ont justement été constatées par le médecin du travail et la mission d’expertise : troubles du sommeil, irritabilité, angoisse, stress.»
Quand l’opération de fusion s’achève, au printemps 2010, c’est donc une société meurtrie qui a été fusionnée à la SNI. Les salariés ont très mal vécu l’opération et la quasi-totalité de l’équipe de direction de la Sagi a été écartée.

De cet épisode social tourmenté, il n’a été tiré, depuis, aucun enseignement ni dans les sommets de la SNI, ni dans ceux de la CDC. Adepte des grands meccanos, André Yché prépare ainsi, actuellement, une fusion d’Osica et d’Efidis, deux grandes sociétés de logement social en Île-de-France. Sans que quiconque ne s’inquiète des conditions dans lesquelles l’opération va être conduite…

* Un curieux appel d’offres pour Bois-d’Arcy
Dans le courant de l’année 2008, la Sagi conduit, en concertation avec les collectivités territoriales concernées, une opération de retrait de certaines zones non stratégiques au profit de bailleurs sociaux intéressés par des immeubles convenablement entretenus, et cela dans le souci de trouver ainsi les ressources d’un nouveau développement.
Pour toutes les cessions auxquelles la Sagi procède, celle-ci doit donc lancer des appels d’offres en bonne et due forme ; et elle fait appel pour l’aider dans la vente à ce que dans le jargon du métier on appelle un « commercialisateur », c’est-à-dire une société spécialisée en ce domaine.
Or, en cette année 2008, les choses se passent de manière inhabituelle. D’abord, le numéro deux de la SNI, Yves Chazelle, insiste pour que, sur les quatre commercialisateurs qui sont connus sur la place, ce soit une société dénommée Scet-Transactions qui soit choisie, laquelle société fait partie du groupe SNI.
Sans trop comprendre pourquoi ce choix lui est imposé, la direction de la Sagi commence donc à travailler avec Scet-Transactions, et met au point avec le commercialisateur la vente d’un immeuble de plus de 100 logements à Bois-d’Arcy (Yvelines). Un appel d’offres est lancé, et son résultat fait clairement apparaître qu’un Office public d’aménagement et de construction (OPAC), dénommé Opievoy, a fait une offre supérieure aux autres concurrents : comme le montre le tableau ci-dessous qui a circulé dans les instances dirigeantes de la CDC, il a proposé de mettre sur la table 9 millions d’euros, quand deux autres organismes, d’une part Foyer pour tous, d’autre part Expansiel, n’ont offert respectivement que 8 115 900 euros et 7 millions d’euros.
( tableau )

Les secrets que n'a pas percés la Cour des comptes
Qu’à cela ne tienne ! Le dirigeant de Scet-Transactions qui suit le dossier fait savoir aux responsables de la Sagi – Mediapart en détient la preuve – que ce ne sera pas Opievoy qui va acquérir l’immeuble, mais qu’il fera tous ses efforts pour le céder à Foyer pour tous, s’il réévalue son offre à 9 050 000 euros, soit 50 000 euros au-dessus de celui qui était supposé avoir gagné l’appel d’offres.
Pourquoi demander 50 000 euros de plus ? Et pourquoi chercher à avantager Foyer pour tous, qui n’a pas fait la meilleure offre ? Quoi qu’il en soit, la direction de la Sagi refuse de ne pas respecter la procédure d’appel d’offres et fait savoir qu’elle maintient la cession au profit d’Opievoy. Mais sans la résistance de la direction de la Sagi, l’appel d’offres aurait connu un autre dénouement.

* La vente à prix cassé de l’immobilier d’entreprise de la Sagi
Peu de temps après avoir organisé la fusion avec la Sagi, la direction de la SNI a décidé, courant 2010, de se défaire d’une grande partie des actifs que cette société détenait dans le secteur de l’immobilier d’entreprise – des actifs importants puisqu’ils portaient sur environ 170 000 m2. Or, là encore, l’opération se déroule curieusement. Certes, la Cour des comptes, dans le rapport récent qu’elle a consacré à la SNI et que Mediapart a révélé, ne semble pas y avoir pris véritablement garde (lire Vers une privatisation du n°1 du logement social) et ne trouve pas grand-chose à dire sur la cession. Tout juste s’étonne-t-elle qu’il n’y ait pas eu beaucoup de candidats qui se soient déclarés pour l’acquisition.
« La SNI n’a guère prospecté le marché en amont (…) La SNI ne s’est adressée à aucun des quelques grands conseils en immobilier de bureaux de la place pour commercialiser ces actifs », se borne-t-elle à relever, avant d’ajouter : « Pour autant, le prix auquel s’est effectuée la transaction paraît acceptable. »
Étrange formule, de la part de magistrats financiers que l’on a connus sur d’autres dossiers plus pugnaces et plus curieux ; étranges formules, surtout si l’on connaît quelques petits secrets qui ont entouré cette opération et que la Cour des comptes ne semble pas avoir percés.

Premier constat : comme le suggère la Cour des comptes, mais sans le dire explicitement, ce n’est pas à un appel d’offres en bonne et due forme auquel procède la direction de la SNI, pour vendre cet immobilier d’entreprises. Il s’agit plutôt de consultations informelles, au terme desquelles seulement trois sociétés foncières semblent avoir été sollicitées. Et très vite, l’une d’entre elles semble privilégiée : il s’agit d’une foncière dénommée Foncière Paris France.
Deuxième constat : assez curieusement, la direction du SNI qui fait habituellement, comme on l’a vu, la chasse aux « plus-values latentes » ne semble pas, dans le cas présent, chercher à vendre ces actifs au meilleur prix possible. En manque d’argent frais pour financer ses nouvelles opérations, aurait-elle préféré une vente rapide, fût-elle à prix réduit ?
En tout cas, comme le révèle la Cour des comptes, l’acte de cession avec Foncière Paris France est signé le 30 décembre 2010 pour un « coût d’acquisition de 84 millions d’euros », déduction faite de l’endettement lié à ces actifs. Ces biens implantés dans le cœur
de Paris (dans les Xe, XIe, XIIIe arrondissements ou encore dans le secteur de la Très Grande Bibliothèque, etc.) sont donc cédés pour un montant brut de 158 500 000 euros, comme l’établit un document d’information soumis au Comité d’entreprise de la Sagi, le 29 juillet 2010 :
( tableau )

Pourtant, quand il est connu, le montant de la transaction laisse pantois de nombreux dirigeants de la Sagi. Car tous les ans, la société fait procéder à des expertises pour disposer d’une évaluation précise des actifs qu’elle détient. Or, l’année précédente, en 2009, l’évaluation a donné des prix beaucoup plus élevés pour presque chacun des lots mis en vente, comme le révèle le document ci-dessous :
( tableau )

Ainsi le lot Jemmapes était-il évalué à 42,4 millions d’euros en 2009 contre 32,3 dans l’acte de cession en 2010 ; Jules Ferry à 9,2 millions d’euros contre 6,35 ; Pouchet à 3,425 contre 3,49 ; Biopark à 145 millions d’euros contre 109,3 ; Vauvenargues à 7,8 millions d’euros contre 6,02, et Fillettes à 0,9 million contre 1,04.
Au total, l’évaluation de ces actifs s'établissait donc à presque 209 millions d’euros en 2009, alors que la crise immobilière faisait encore sentir ses effets, soit près de 25 % au-dessus du montant qui a été retenu un an plus tard pour la transaction, à une époque où cette même crise avait pris fin. Pourquoi ces actifs, qui faisaient partie du patrimoine public, ont-ils donc été vendus avec une telle décote ? N’y a-t-il eu personne à la direction de la CDC qui se soit demandé si cette vente n’équivalait pas à brader le patrimoine public ?
La question prend d’autant plus de relief que cette cession s’est effectuée dans d’étranges conditions pour une autre raison : elle a été affectée par un conflit d’intérêts, que la Cour des comptes n’a pas plus relevé. Comme en témoigne un procès-verbal du conseil d’administration de la Sagi, en date du 13 octobre 2009, l’un des membres de cette instance, celle-là même qui procède à la cession, se dénomme Serge Bayard.

 ( tableau )

Or si l’on consulte le document de référence de cette Foncière Paris France (on peut le télécharger ici), on trouve à la page 33 le conseil d’administration de cette société. 
Et ce qu’on y découvre ne manque pas d’intérêt : le même Serge Bayard y siège également. Il est même président du Comité d’audit et des risques. L’intéressé a donc participé aux délibérations du côté des vendeurs comme du côté… des acquéreurs.

Dans son rapport, la Cour des comptes relève d’ailleurs que ce genre de conflit d’intérêts est très fréquent dans la vie de la SNI comme dans celle d’Icade. Et qu’en pense le directeur général de la Caisse des dépôts ? Sans doute pas grand-chose puisqu’il a besoin d’un audit extérieur pour se forger une opinion sur la gouvernance de la SNI. C’est dire si la déshérence de la filiale ne se comprend qu’au regard du laisser-faire de sa maison-mère… C'est en cela que la gestion du dossier de la Sagi par la SNI est emblématique de l'opacité, teintée d'amateurisme, qui prévaut au sein de cette filiale de la Caisse des dépôts, mais aussi de la tolérance dont fait preuve le directeur général de la Caisse des dépôts. Qui se soucie de l'exemplarité publique ? 


j'ai trouvé cet article de Mediapart (réservé aux abonnés) sur le blog CGT logement - pour lire les autres articles de Mediapart auxquels il fait référence, et les tableaux, il faut s'abonner - et donc soutenir ce travail très utile d'enquête sur la SNI et André Yché, entre autres…

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