Le ministère du logement entrave les vues de la SNI sur les foyers de l'Adoma


Dans un "village de l'espoir"
cogéré par l'Adoma (ex-Sonacotra),
à Ivry-sur-Seine en mars 2007. AFP/ F GUILLOT
André Yché, le patron de la Société nationale immobilière (SNI), risque d'avoir du mal à mener à bien son grand projet dans le logement social. Depuis des années, ce baron de la Caisse des dépôts tente d'étendre l'empire de la SNI en mettant la main sur les foyers pour travailleurs migrants de la Sonacotra, rebaptisée Adoma en 2007.

Après bien des efforts, il pouvait espérer bientôt toucher au but. Ces dernières semaines, il est discrètement monté à 43 % du capital d'Adoma et a lancé une offensive de charme pour convaincre les pouvoirs publics de lui donner le contrôle de cette société d'économie mixte (SEM), aujourd'hui détenue à 57 % par l'Etat. (LE MONDE | 30.01.2014 |Par Bertrand Bissuel et Denis Cosnard)

Mais le projet se heurte à de sérieuses résistances politiques et syndicales. Autant dire que le rapport de la Cour des comptes sur l'affaire Icade et la polémique sur la nomination du fils du ministre de la défense à la SNI tombent mal. « Cela ne va pas l'aider à obtenir les clés d'Adoma », juge un membre du conseil.

Les foyers Adoma ont été créés en 1957 pour accueillir les travailleurs algériens. Puis la Sonacotra a construit des cités de transit en vue de résorber les bidonvilles – de petites chambres de 9 mètres carrés, parfois moins, avec des sanitaires collectifs. « A l'époque, on imaginait que ces immigrés repartiraient au pays ou seraient rejoints par leurs familles », explique Bruno Arbouet, le directeur général. En fait, ils sont restés et ont vieilli.

LA CRAINTE D'UN BOURBIER FINANCIER

A présent, les foyers d'Adoma accueillent environ 25 000 de ces « chibanis », auxquels se sont ajoutées peu à peu d'autres populations à la recherche d'un toit : travailleurs pauvres, demandeurs d'asile… La SEM gère aussi des équipements pour les gens du voyage et répond aux urgences, comme en 2012, lorsqu'il a fallu rapatrier les interprètes afghans de l'armée française.

Adoma, ce maillon entre la rue et le logement social, intéresse au plus haut point la Société nationale immobilière et son actionnaire, la Caisse des dépôts. Avec ses 275 000 logements, la SNI est déjà le premier bailleur de France. Intégrer les 75 000 chambres d'Adoma « permettrait de couvrir toutes les phases du parcours résidentiel, de l'hébergement d'urgence jusqu'au logement des classes moyennes », explique un dirigeant de la Caisse.

En outre, le patrimoine de la société recèle de possibles plus-values. Certains bâtiments ont été construits il y a des décennies dans des quartiers dont l'embourgeoisement a fait monter la cote. Cela permet d'obtenir un bon prix en cas de cession.

Il y a quelques années, Adoma était dans une situation financière difficile. Sa gestion avait été critiquée par la Cour des comptes et par la Mission interministérielle d'inspection du logement social. M. Yché a alors tenté d'absorber Adoma. Mais la Caisse des dépôts, son actionnaire, a freiné, craignant un bourbier financier. La SNI s'est donc contentée d'une participation minoritaire, tout en prenant les commandes opérationnelles de l'entreprise.

40 MILLIONS D'EUROS DE BÉNÉFICE EN 2013

Une nouvelle équipe de direction s'est installée en 2010, sous la houlette de M. Arbouet, et elle a rapidement taillé dans le vif : quelque 400 postes ont été supprimés, les frais généraux (voitures et téléphones de fonction) ont été réduits, les fournisseurs ont été remis en concurrence. Résultat : l'entreprise a sorti la tête de l'eau. En 2013, elle a dégagé un bénéfice net de 40 millions d'euros pour 337 millions de chiffre d'affaires. « Oui, il est possible pour un opérateur public aux missions très sociales d'équilibrer ses comptes », assure M. Arbouet.

Ce retour si rapide à meilleure fortune fait sourire certains : « Les dirigeants d'Adoma n'auraient-ils pas un peu noirci le tableau à leur arrivée en gonflant artificiellement les provisions pour risques ? », persifle le patron d'une grosse SEM immobilière.

Lorsqu'elle a pris les rênes d'Adoma sur le plan opérationnel, la SNI a conclu un pacte avec l'Etat. Il prévoyait qu'elle puisse acquérir la majorité à la mi-2015, sous réserve d'avoir remis Adoma sur les rails et de recueillir l'imprimatur des pouvoirs publics. « Comme le redressement a été plus rapide que prévu, on s'est dit qu'on pouvait avancer les échéances », indique M. Yché.

Depuis plus d'un an, la SNI cherche donc à intégrer Adoma sans plus tarder. En décembre 2013, elle a signé un accord pour acquérir les 10 % détenus par le dernier petit actionnaire, les Caisses d'épargne, moyennant 15 millions d'euros selon les informations du Monde. Elle cherche à présent à monter au-delà de 50 %.

« PAS DE MEILLEUR ACTIONNAIRE QUE L'ETAT »

Argument choc : Adoma est remis d'aplomb, mais l'appui de la SNI lui permettrait d'aller plus loin. « Une centaine de millions d'euros pourraient être injectés si la SNI monte au capital, appuie Manuel Flam, l'ancien directeur de cabinet de Cécile Duflot au ministère du logement, devenu l'un des adjoints de M. Yché. Compte tenu des autres financements, cela permettrait à Adoma d'investir 800 à 900 millions d'euros en plus, de quoi construire 10 000 logements très sociaux. Dégager un tel montant en pleine crise est inespéré. C'est incroyable de ne pas saisir pareille occasion ! »

Le propos séduit certains, notamment à Bercy. « Pour nous, la question de la composition du capital n'est pas centrale », dit-on au ministère de l'intérieur, qui tient surtout à ce que la rénovation des foyers soit accélérée et à ce qu'Adoma accueille davantage de demandeurs d'asile. En revanche, Mme Duflot souhaite clairement que l'Etat reste majoritaire. « La mission de cette société concerne le logement très social, voire très très social, commente un proche collaborateur de la ministre. Il n'y a pas de meilleur actionnaire que l'Etat pour être le garant de l'intérêt général. »

Au sein du personnel d'Adoma, de vives réticences s'expriment aussi face aux appétits de M. Yché. Si la SNI devient majoritaire, « est-ce que nos missions d'utilité sociale seront maintenues ? », s'interroge Nora Merakchi (CFDT). Sonia Pradine (SUD), elle, redoute que la SNI transpose son approche du logement social focalisée sur la « rentabilité ». Les résidents et les salariés risquent d'en faire les frais, pronostique-t-elle, en soulignant que le climat social dans l'entreprise s'est tendu à la suite du plan social lancé en 2011.

« IL EST JUSTE PRÉVU DE REDISCUTER »

Ces réserves sont renforcées par les positions de M. Yché sur le secteur : en 2010, il avait publié un livre perçu par de nombreux observateurs comme une ode à la privatisation du monde HLM, ce que réfute le patron de la SNI.

A présent, la situation paraît bloquée. Et tous les nouveaux projets d'Adoma sont gelés, notamment l'accord envisagé avec l'Association pour la formation professionnelle des adultes pour gérer son patrimoine immobilier. « Ce blocage trouvera sa résolution au plus tard à la mi-2015 », assure M. Yché. L'ancien général d'armée entend bien, alors, faire jouer l'option dont la SNI dispose, selon lui, pour prendre le contrôle de la société.

Au ministère du logement, le discours est tout autre : l'Etat ne s'est jamais engagé à laisser le contrôle d'Adoma à la SNI, insiste un collaborateur de Mme Duflot : « Il est juste prévu de se revoir et de rediscuter. » La partie de bras de fer est loin d'être terminée.

La SNI, 275 000 logements, 1 million de locataires
Créée en 1961 pour loger les militaires, la Société nationale immobilière (SNI) est aujourd’hui le premier bailleur de France. Elle loge environ 1 million de personnes, dans près de 275 000 logements, en particulier des HLM.

Depuis 2004, la SNI a quitté la tutelle de l’Etat pour devenir une filiale de la Caisse des dépôts. Elle emploie 4 200 personnes.

Pour André Yché, son patron depuis 1999, la SNI est avant tout un « outil » de la politique du logement et de la relance de la construction souhaitée par François Hollande. Elle a récemment lancé deux appels à projets pour construire un total de 20 000 logements.


 Les étranges affaires 
du plus gros bailleur social de France

Un vent mauvais souffle sur la Société nationale immobilière (SNI), le plus important bailleur de France. Taxée, il y a quelques jours, de népotisme pour avoir fait entrer dans son comité exécutif le fils du ministre de la défense, Thomas Le Drian, cette société d'économie mixte (SEM) est également pointée du doigt dans un « rapport particulier » de la Cour des comptes, resté confidentiel jusqu'à présent et dont Le Monde a pris connaissance.

Remis en 2013, ce document critique le rôle joué par la SNI dans une transaction probablement sans précédent : la vente en 2009 par Icade de son patrimoine locatif, soit un peu plus de 30 000 habitations. Dans cette affaire, considère la Cour, la SNI s'est retrouvée en situation de « conflit d'intérêts » et a lésé les organismes HLM qu'elle était censée épauler. La haute juridiction laisse aussi entendre que la Caisse des dépôts a une part de responsabilité dans ces dysfonctionnements.

L'opération a été baptisée « projet Twist » chez Icade. Fin 2008, cette société foncière, filiale de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), décide de se délester de son parc résidentiel, dont une partie a le « label » HLM pour une durée déterminée. Un consortium de 26 bailleurs sociaux, emmené par la SNI – elle aussi filiale de la CDC –, se porte alors candidat pour racheter ces immeubles, situés en Ile-de-France.

Quelques mois plus tard, l'acte de cession est signé. Le groupement d'organismes piloté par la SNI acquiert, pour 1,7 milliard d'euros, environ 26 000 logements (les quelque 5 000 restants étant cédés à d'autres bailleurs ou conservés par Icade).

JOLIS DIVIDENDES

A l'époque, la transaction mécontente plusieurs élus locaux, notamment parce qu'elle conduit le monde HLM à payer « une deuxième fois » des immeubles qui avaient été construits avec des « fonds publics ». Dans certaines communes, comme à Sceaux (Hauts-de-Seine), le prix réclamé est jugé « plus élevé que de raison », selon le maire (centriste) Philippe Laurent. Grâce à cette gigantesque partie de Monopoly, des dirigeants d'Icade, titulaires de stock-options, et les actionnaires de la société vont empocher de jolis dividendes, s'indigne Stéphane Peu, adjoint au maire (PCF) de Saint-Denis.

Quatre ans plus tard, certaines de ces critiques figurent dans le rapport de la Cour des comptes. Pour elle, le projet Twist s'est mis en place dans un entre-soi très discutable. Pourquoi ? Parce que la Caisse des dépôts avait un pouvoir d'influence sur le vendeur et sur l'acheteur. Actionnaire principale d'Icade, elle avait un intérêt « évidemment identique » à celui de sa filiale : vendre au prix le plus élevé possible de manière à augmenter les bénéfices donc les dividendes accordés aux détenteurs de parts d'Icade.

La SNI, elle, poursuivait l'objectif inverse, en principe, mais son action pouvait être infléchie par la Caisse des dépôts « dans un sens favorable », puisqu'elle détient la quasi-totalité du capital social de la SNI. Cette dernière était donc « de manière patente, en situation, sinon de conflit d'intérêts, du moins de conflit de mission ».

La Cour s'étonne également que le « conseil » de la SNI dans cette transaction ait, « de fait », été désigné par la Caisse des dépôts, alors même que celle-ci avait recours à lui. « Le conflit d'intérêts du côté du conseil était patent », estiment les auteurs du rapport, sans divulguer son nom.

« REFUS D'ACHETER »

En tant que patron du consortium, la SNI « aurait dû s'attacher » à défendre en priorité les intérêts de ses mandants, qui lui ont d'ailleurs versé des « honoraires » pour cela : 6,7 millions d'euros TTC, précise le rapport. Mais en réalité, elle a fait en sorte qu'Icade obtienne « un prix conforme à ses attentes ». Le niveau « plutôt soutenu » des prétentions du vendeur est, du reste, attesté « par le refus d'acheter de certaines communes » – celle de Sceaux, notamment.

Le contexte était pourtant très favorable aux candidats à l'achat. A l'époque, sous l'effet de la crise financière, les cours de l'immobilier s'étaient affaissés, ce « qui aurait dû renforcer la main du consortium face à Icade », pointe la Cour. Et d'ajouter : « La SNI aurait dû (…) insister pour l'adoption de prix de référence plus bas ». Une observation qui sous-entend qu'elle ne l'a pas fait, aux yeux des magistrats de la rue Cambon.

Le rapport reconnaît que ses conclusions ne sont pas partagées par France Domaine : chargé de vérifier si l'addition n'était pas trop salée, ce service de l'Etat a jugé qu'à quelques exceptions près, aucun acheteur n'avait payé « de prix excessif pour ses acquisitions prises globalement ». Cependant, pondère la Cour, ces avis « ont été rendus sur dossiers, évidemment fournis par Icade », ce qui relativise, selon elle, leur justesse.

Enfin, le groupe SNI a su mieux tirer son épingle du jeu que les autres organismes : sur les biens qu'il a acquis, il a bénéficié d'« une décote supérieure à celle consentie en moyenne au consortium ».

« NOUS N'AVONS PAS GAGNÉ D'ARGENT »

Affirmation infondée, rétorque Yves Chazelle, le directeur général du groupe. D'après lui, les patrimoines mis en vente ne sont pas comparables entre eux car il faut tenir compte de leur localisation, de leur état général, etc. De même, il est faux selon lui de soutenir que les 26 bailleurs affiliés au consortium ont réalisé une mauvaise affaire : « Le prix auquel les 26 000 logements ont été cédés était inférieur en moyenne de 15 % à l'actif net réévalué , une notion que les experts utilisent pour déterminer la valeur d'un bien, explique M. Chazelle. En revanche, les quelques bailleurs extérieurs au consortium qui ont acheté des habitations à Icade ont déboursé des montants supérieurs de 10 % à l'ANR. »

S'agissant des 6,7 millions d'euros payés par les organismes HLM à la SNI, une partie de la somme a servi à rétribuer les banquiers d'affaires et les avocats qui sont intervenus dans le dossier, indique M. Chazelle. Le solde a « couvert les frais engagés par le groupe ». « Nous n'avons pas gagné d'argent », assure le directeur général.

Quant au soupçon de conflit d'intérêts, il ne repose sur rien de tangible, déclare M. Chazelle : « La Caisse des dépôts est restée en dehors de la négociation avec Icade et nous n'avons pas agi sur ordre de notre actionnaire. La seule instruction que nous ayons reçue visait à plafonner le nombre de logements que nous pouvions acquérir à l'occasion de cette opération. »

Le directeur général conteste aussi l'idée selon laquelle le conseil que la SNI a pris dans les tractations avec Icade avait déjà été sollicité par la CDC.

Sollicitée par Le Monde, la direction de la Caisse des dépôts réfute, elle aussi, l'existence d'un conflit d'intérêts. Un porte-parole fait valoir qu'elle « n'a joué qu'un rôle de supervision d'ensemble » et qu'elle ne s'est jamais immiscée dans les pourparlers entre le vendeur et l'acquéreur : « Elle s'est abstenue lors des réunions du conseil d'administration d'Icade et du conseil de surveillance de la SNI. » En outre, poursuit-il, les bailleurs membres du consortium se sont déclarés « très satisfaits de l'opération ».

Bertrand Bissuel  Denis Cosnard 

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